GERARD NAULET

Je suis né le 6 décembre 1942, à Montluçon, dans l’Allier, alors que ma famille résidait à Oujda au Maroc, car ma mère était célibataire, et s’était alors réfugiée dans une autre partie de la famille. Je suis retourné à Oujda à 2 ans, et ma mère m’a inscrit à 5 ans à un cours de piano chez Madame Doussot, une prof si attentionnée qu’elle ne faisait payer que la moitié du prix des cours quand elle jugeait qu’un élève avait des dispositions et trop peu de moyens. A l’époque, comme il était de bon ton dans les familles bourgeoises d’inscrire les enfants à un cours de musique, et bien que de famille très modeste, ma mère a voulu que je fasse du piano. Puis comme elle chantait des tangos, je me suis mis à les jouer d’oreille.

Pendant huit ans, je n’ai fait que du classique. A 13 ans, j’allais écouter les répétitions des musiciens espagnols au cabaret local, puis à 14 ans, ils m’ont proposé de jouer avec eux pour les thés dansants d’après-midi, de la musique «typique» de danse comme le tango, le boléro, le tcha-tcha, le mambo, la samba, toutes ces danses étant dans un ordre et un nombre codifiés par série de 2 ou 3 au cours du bal. A cette époque, je suis allé écouter seul en après-midi un concert de musique New-Orleans organisé par les Jeunesses Musicales de France au Cinéma le Paris d’Oujda. Ils étaient sept et le swing m’a enthousiasmé.

J’avais des copains de lycée ou de voisinage avec lesquels nous avions décidé de monter une formation de jazz, style New-Orleans, et on jouait aussi du Ray Charles, du Fats Domino et du Little Richard dans les bals, le soir, organisés par mon prof de français, des associations ou l’armée française. Un jour, j’ai rencontré le Dr Foussier, chirurgien, fou de jazz, qui m’a invité pour écouter une journée entière ses disques de jazz. Chez moi, il y avait la radio, mais pas de jazz, je n’avais aucun disque… Il était président du Rotary Club qui m’a attribué une bourse pour étudier, et 3 ans plus tard, je suis revenu jouer pour le Rotary avec les musiciens français de la base militaire américaine de Kénitra (ex-Port Lyautey).

A 60 km d’Oujda, en bord de mer, il y avait une base américaine à Saïdia. A 15 ans, j’allais en vacances à la plage dans le cabanon familial, et je jouais du piano à la paillote où venaient se détendre les GI’s, des Afro-Américains uniquement… La première fois qu’ils m’ont parlé, je jouais l’intro’ de « What Did I Say », et ils m’ont offert à boire et parlé en anglais (rires). Les jours suivants, ils ont ramené des guitares, et nous passions les après-midis à chanter du blues, du gospel et du rhythm & blues. Puis j’ai repris le lycée, et les GI’s faisaient les 120 km aller-retour pour venir me chercher à Oujda après la classe, ce qui n’était pas du goût de ma mère…

A 17 ans, je suis parti faire des études de droits à Rabat, mais j’ai été engagé sur la base américaine de Kénitra comme pianiste de jazz au sein d’un orchestre français pour les clubs d’officiers et de sous-officiers américains, et aussi comme accompagnateur du radio-crochet de Radio Maroc, un vrai melting pot humain, et des voyages partout dans le Maroc récemment décolonisé. On jouait les mélodies d’oreille, dont les standards de jazz et la musique typique, celle de Nat King Cole aussi, ce qui me replongeait dans les boléros appris avec les musiciens espagnols, d’autant que le chef d’orchestre était panaméen.

Finalement, je suis parti à Aix-en-Provence en septembre 1961 pour essayer de reprendre le droit. Là, il y avait de nombreux musiciens de jazz parmi les étudiants, regroupés en formations, qui abordaient tous les répertoires, du bebop au New-Orleans en passant par les standards, la variété dans laquelle on rangeait la bossa nova. A cette époque, je suis allé voir les Jazz Messengers au Hot Club de la rue Goyrand, situé dans une cave voutée.

Ayant charge de famille, j’ai passé le concours de contrôleur des impôts, et j’ai commencé à travailler à Paris en septembre 1962. Très vite, j’ai fait des remplacements en piano-bar puis, à partir de 1965, j’ai intégré une formation de sept musiciens dont le répertoire s’inspirait de Charlie Mingus, le bassiste était Henri Texier, et nous jouions en banlieue, au Caveau de la Montagne à Paris… J’achetais des disques d’Erroll Garner, Oscar Peterson, Ray Bryant, Charles Mingus, Charlie Parker, Gerry Mulligan, Chico Hamilton…, et j’allais aux concerts: John Coltrane à Pleyel, Cannonball Adderley, Yusef Lateef, Al Jarreau, Bill Evans…, et, le soir, je jouais, en amateur.

En 1976, j’ai entendu le Fania All Stars, grande formation cubaine de New York à la radio. Je suis parti acheter leurs disques, et j’ai reconnecté avec des musiciens comme Eddie Palmieri, renouant ainsi avec mon histoire commencée au Maroc. A partir de cette date, j’ai commencé à jouer principalement du latin jazz et de la musique traditionnelle cubaine.

En 1980, je jouais au Tire Bouchon, Place du Tertre, et je suis allé écouter jouer Michel Sardaby en piano solo chez Eugène. Michel m’a donné des cours pendant deux ans grâce auxquels j’ai acquis la maîtrise de l’exposé des thèmes, de l’improvisation et de la précision de jeu. Il en reste une amitié durable. Peu de temps après notre rencontre, Michel m’a demandé de le remplacer et un soir, j’ai rencontré le pianiste cubain Alfredo Rodriguez, à qui j’ai proposé de me remplacer en 1984 chez Eugène car je partais dans le midi.

Arrivé dans le Sud, mon activité musicale s’est développée avec des concerts plus fréquents avec notamment Philippe Le Van (dm), Hervé Meschinet (as, fl), Mohamed Bellal (perc), et j’ai enregistré mon premier disque, Migration, en 1992, avec Christophe (b) et Philippe Le Van et Mohamed Bellal. Cette année-là, mon quartet, le Latin Jazz Combo, a été découvert par Jean-Pierre Bati qui avait créé pour Radio France Régions un concours de groupes de jazz. Puis, Jean-Pierre m’a proposé de jouer lors de la Grande Parade du Jazz de Nice, et c’est ainsi que j’ai rencontré Simone Ginibre qui l’avait créée, et que nous avons joué en après-midi à Nice.

Je suis revenu sur Paris en 1994, et j’ai été contacté pour enregistrer un CD (jamais publié) avec Orlando Poleo, percussionniste vénézuélien, et Orlando Maraca Valle, flûtiste cubain, deux géants de la musique latine. Nous ne nous sommes plus quittés. Nous avons joué ensemble en clubs, en festivals, en concerts jusqu’à aujourd’hui: avec Orlando Poleo, nous avons fait la première partie de Ray Barretto en 2004 à l’Elysée-Montmartre. La proximité avec les deux Orlando m’a encore davantage ré-ancré dans une musique latine que je ressens profondément, car elle me permet de m’exprimer dans un langage de synthèse qui reprend toutes les influences musicales qui ont traversé ma vie, et qui tournent autour du Golfe du Mexique, de New Orleans à Cuba.

J’ai eu aussi l’opportunité de travailler pendant plus d’un an avec Yaida, chanteuse cubaine, qui m’a plongé dans les racines traditionnelles cubaines. Ce qui m’intéresse dans le blues-gospel-jazz comme dans la musique cubaine, c’est une quête de lyrisme, d’authenticité et d’émotions, soutenue par une pulsation rythmique organique que je peux exprimer grâce au piano qui est aussi un instrument de percussion. Toutes ces musiques de civilisation sont socialement liées intrinsèquement à la danse et j’aime beaucoup danser.

En 1999, j’ai décidé de partir pour la première fois à Cuba. Je logeais chez l’habitant, et j’écoutais le maximum possible de musique cubaine dans les cafés et dans les deux clubs de jazz de La Havane, La Zorra y el Cuervo (Le Renard et le Corbeau), et le Jazz Café. Depuis, j’y retourne tous les deux ou trois ans, souvent chez ou avec Orlando Valle, ce qui me permet de suivre une actualité musicale intéressante. Le niveau musical des jeunes musiciens est très élevé à Cuba, tant en musique classique que cubaine ou jazz. En 2010, Orlando Valle a présenté un éblouissant programme à l’Opéra de la Havane en grande formation et avec l’orchestre de chambre du Conservatoire; le pianiste était Harold Lopez Nussa qui n’a que 34 ans aujourd’hui, et qui est le chef de file de la nouvelle génération.

C’est ainsi qu’en juin 2015, au cours d’un de nos repas traditionnels avec Orlando et lorsque Maraca vient de Cuba, les deux Orlando ont décidé, pour fêter nos 20 ans d’amitié, qu’il fallait faire un disque. Nous avons décidé du répertoire au cours des repas suivants, et l’enregistrement de Viaje a la Amistad (Voyage en amitié) a été fait en octobre 2015. Pour Viaje a la Amistad que nous venons d’enregistrer, nous avons bénéficié de la mise à disposition du studio d’enregistrement Sound Factory de Forges-les-Eaux en Seine Maritime, de l’aide pour le mastering de Marquito Benabou et du soutien inconditionnel d’Anne Ducros (voc). Il réunit les deux Orlando, Simon Ville-Renon (perc), Felipe Cabrera, Felix Toca, Jean-Michel Charbonel (b), Philippe Slominski, Tony Russo (tp), Irving Acao (ts). Il comprend douze morceaux dont quatre traditionnels cubains et huit compositions de nous trois, Maraca ayant assuré la direction artistique et les arrangements.

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Gérard Naulet – Viaje A La Amistad

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